Si l'épidémie d'overdose liée aux opioïdes demeure une crise majeure de santé publique aux États-Unis, le sujet est relégué au second plan dans les débats pour la course à la présidentielle. Les candidats semblent avoir du mal à aborder de front ce fléau complexe.
Aux États-Unis, la crise des opioïdes n’en finit pas de faire des ravages et les images de toxicomanes aux allures de « zombies » continuent de faire régulièrement la Une des médias.
La mort par overdose est devenue la première cause de décès chez les 18-45 ans et ce fléau qui dure depuis plus de 25 ans a même fait reculer l’espérance de vie des Américains.
Mais si la première vague, alimentée par la surprescription et le mauvais usage d’antidouleurs légaux, remonte à la fin des années 1990, elle a pris ces dernières années une nouvelle forme avec l’émergence du fentanyl, cet analgésique cinquante fois plus létal que l'héroïne. Aujourd’hui, c’est cette drogue de synthèse qui maintient dramatiquement le nombre d’overdoses autour des 100 000 morts par an, selon le Center for disease control (CDC).
D’un bout à l’autre des États-Unis, aucun État n’est épargné, aucune catégorie de population non plus. Selon une étude du groupe de réflexion Rand Corporation, plus de 40% des Américains connaissent personnellement quelqu'un qui est mort d'une overdose. Au début de l’année, la directrice de la Drug Enforcement Administration, Anne Milgram, avait déclaré que cette crise de la drogue « était la plus dangereuse et la plus meurtrière à laquelle les États-Unis aient jamais été confrontés ». L’enjeu est donc de taille, d’autant que son coût était estimé à 1 500 milliards de dollars pour la seule année 2020, selon un rapport du Sénat américain.
Mais malgré ces données alarmantes, cette crise sanitaire « est en marge des débats de la campagne présidentielle », regrette Sarah Rozenblum, spécialiste en science politique et en santé publique à l’université du Michigan, qui note que « la santé reproductive, le droit à l'avortement, ainsi que les enjeux liés à l'isolement des aînés et des personnes vulnérables », occupent le premier plan dans les sujets de santé publique.
« Je pense que c'est d'une telle ampleur que ça a l'air insoluble, commente Françoise Coste. Donc s'il n'y a pas de solution, pourquoi tendre le bâton pour se faire battre en disant qu'on va résoudre la crise alors qu'on sait que ça ne marchera pas ». Par ailleurs, estime cette spécialiste de la politique américaine, « cette crise ne rentre pas dans les cases habituelles du débat politique et des clichés racistes habituels autour de la consommation de drogue, donc je pense qu'ils sont mal à l'aise ».
Le fentanyl au service de la politique antimigrants
Il serait pourtant inexact de dire que le sujet n’est pas abordé dans la campagne. Il revient régulièrement sur la table, mais principalement à travers le prisme de la sécurité et de l’immigration sans jamais proposer des solutions concrètes en matière de traitement notamment pour s’attaquer de front au problème. « Au-delà du fait que l’accent soit mis sur le sujet, s’inquiète l’épidémiologiste Chelsea Shover, il me semble que la façon dont se fait la campagne sur le fentanyl est erronée, basée sur de faux arguments. »
Depuis quelques mois, Donald Trump a mis la crise du fentanyl au service de sa politique de fermeture des frontières. Car si, avant 2013, les morts par overdose étaient principalement liés à des analgésiques délivrés sur ordonnance par des médecins sur le sol américain, cet opioïde de synthèse, lui, est généralement fabriqué à partir de précurseurs chimiques venus de Chine et mis au point dans des laboratoires clandestins au Mexique. La donne a donc changé, et avec elle la rhétorique de l’ex-président républicain, qui accuse désormais les migrants illégaux venus du Mexique d'être responsables des morts par overdose américains. Selon Donald Trump, les migrants traversant illégalement la frontière mexicaine transporteraient la majeure partie du fentanyl vendu aux États-Unis. Le républicain prône donc une politique répressive à la frontière, allant jusqu’à la peine de mort pour les trafiquants de drogue.
Un discours pourtant démenti par les chiffres de la Drug Enforcement Administration (DEA). Selon une étude de ces données réalisées par le Cato Institute en août dernier, « les citoyens américains représentaient 80% des personnes arrêtées avec du fentanyl lors des passages frontaliers aux points d’entrée de 2019 à 2024 ». Et la plus grande partie des saisies sont effectuées aux postes frontaliers ou douaniers officiels, donc pas à des endroits empruntés par des migrants illégaux.
Mais cette fausse information rencontre un certain écho au sein des proches des victimes de drogues et permet au candidat de s’attaquer à son adversaire démocrate, accusée d’inaction en matière d’immigration, comme le montrait notamment ce reportage de la chaîne NBC. Lors de la convention républicaine, Anna Funder a ainsi tiré les larmes et les acclamations des délégués en déclarant que Joe Biden et Kamala Harris, qualifiée de « tsar des frontières », ainsi que Gavin Newsom, le gouverneur de Californie, étaient responsables du décès de son fils, mort d'une overdose de fentanyl. Et de lancer : « Nous avons besoin d'un président qui scellera la frontière, poursuivra âprement les trafiquants de drogue et empêchera la Chine communiste d'empoisonner nos enfants. »
Une priorité pour les électeurs
Des prises de parole importantes pour le camp républicain, car cette problématique demeure une priorité pour l’opinion et pourrait donc avoir un impact sur l’issue du vote. Selon un sondage Bloomberg News/Morning Consult auprès de quelque 5 000 électeurs inscrits publié en mars dernier, environ huit électeurs sur dix dans sept États clés déclaraient que l'utilisation abusive du fentanyl était une question « très importante » ou « assez importante » dans leur choix le 5 novembre prochain. C'est plus que le nombre de ceux qui citaient l'avortement, le changement climatique, l'emploi et les syndicats ou les guerres en Ukraine et à Gaza.
Donald Trump sait que le sujet est sensible. En meeting dans le Wisconsin le 28 septembre, et le lendemain en Pennsylvanie, il a ainsi affirmé que Kamala Harris « voulait légaliser le fentanyl ». Des allégations liées à un questionnaire soumis en 2019 par une association de défense des libertés civiles dans lequel la démocrate, alors candidate à l'investiture, répondait par l'affirmative à une question sur son soutien à la « dépénalisation de toute possession de drogue dans le cadre d'un usage personnel ». Sans prôner une quelconque légalisation, elle expliquait que, pour elle, la crise des opioïdes avait réaffirmé « l'échec de la criminalisation », précisant être favorable à ce que les problématiques de dépendance aux drogues soient traitées comme un problème de santé publique en insistant sur la réhabilitation plutôt que l'incarcération.
L’équipe de Trump surfe opportunément sur le traumatisme de l'opinion publique, quitte à entretenir la confusion. Lors du débat entre les deux colistiers des candidats, mardi 1er octobre, le républicain J.D. Vance a parlé de sa mère, ancienne addicte aux opioïdes, agitant à nouveau le chiffon rouge : « Je ne veux pas que les gens qui luttent contre leur addiction soient privés de leur deuxième chance parce que Kamala Harris a laissé entrer du fentanyl dans nos communautés à des niveaux records. Il faut arrêter l’hémorragie. »
Et sans proposer de solution pour les quelque deux millions de personnes déjà addictes. « Il faut bien sûr mettre la main sur les cargaisons de fentanyl qui entrent dans le pays via de puissants cartels, mais les candidats doivent aussi proposer un plan plus clair sur la manière de traiter les personnes déjà dépendantes », souligne Brendan Saloner, professeur au sein du département de politique et de gestion de la santé de l'école de santé publique de l'université Johns Hopkins Bloomberg. « Le sujet n’est abordé que sous l’angle de l’immigration. Alors que ce n’est qu’une petite partie du problème », abonde l’épidémiologiste Chelsea Shover.
Guerre contre la drogue
De fait, même Kamala Harris met essentiellement en avant la guerre contre les trafics. Au-delà d’un meilleur accès à la naloxone, ce spray nasal anti-overdose, désormais disponible sans ordonnance, la Maison Blanche évoquait dans une note fin juillet les mesures prises par l’administration Biden-Harris depuis 2021 pour combattre l’épidémie d’opioïdes, listant l’augmentation du volume de saisies de fentanyl à la frontière, les investissements accrus dans les technologies de détection et les sanctions visant des entités étrangères impliquées dans le trafic de fentanyl.
Fin septembre, la candidate démocrate s'est d'ailleurs rendue à la frontière : « En tant que procureur général de Californie, j’ai poursuivi des organisations criminelles transnationales qui se livraient au trafic d’armes, de drogue et d’êtres humains, a-t-elle écrit sur X. Je connais l’importance de la sécurité, en particulier à notre frontière. Aujourd’hui, j’ai visité la frontière entre les États-Unis et le Mexique et j’ai parlé avec les responsables des douanes et de la protection des frontières de nos progrès pour sécuriser notre frontière et mettre à mal le trafic de fentanyl dans notre pays. »
« En tant que présidente, je doublerai les ressources du ministère de la Justice pour lutter contre ces cartels transnationaux et prendre des mesures pour arrêter le flux de fentanyl entrant dans notre pays », a-t-elle assuré après cette visite et les accusations de son adversaire.
Pourtant, relève Brendan Saloner, l'épidémie est à un « moment charnière ». En effet, pour la première fois depuis 2018, les chiffres montrent un infléchissement des courbes de la mortalité par overdose de 3% en 2023 par rapport à l’année précédente. « Si je conseillais actuellement la vice-présidente, j’appuierais sur ce point ! », pointe d'ailleurs Chelsea Shover. « Même s’il est trop tôt pour savoir à quoi est due cette baisse exactement, précise-t-elle, je pense que l’amélioration de l’accès à la naloxone et les efforts pour faciliter l’accessibilité des traitements sont vraiment importants. Il faut continuer dans ce sens, axer sur les traitements et la prévention. Il faut évidemment faire plus pour les personnes déjà addictes. Mais un grand nombre de mesures positives ont été prises en matière de drogue, notamment en termes de réduction des risques. »
Globalement, les associations de familles de victimes estiment que la mobilisation politique n’est pas à la hauteur de la gravité de la situation. Les associations comme Moms Stop the Harm et Families Against Fentanyl demandent plus d’actions concrètes pour la prévention notamment et les traitements.
Pour Johan Wurzburg, doctorant au Centre de recherches anglophones (CREA), « la principale question qui reste en suspens est de savoir si cette politique de santé assez "progressiste", comparé aux années 1980-2000, va continuer ou si nous allons assister au retour de politiques de guerre aux drogues qui privilégient la judiciarisation et l'incarcération comme solutions à cette crise ».
Une crainte partagée dans un communiqué par la Drug Policy Action, une organisation qui milite pour une approche plus humaine en matière de contrôle de drogue : « Les deux candidats ont donné la priorité à la criminalisation et à la punition pour lutter contre le fentanyl et la crise des overdoses. Mais cette approche punitive est en fait l'un des principaux moteurs de la crise des overdoses, qui continue de faire des victimes malgré 50 ans de politiques de guerre contre la drogue. »
Source : Rfi